Introduction
En droit pénal, le principe de légalité revêt une importance particulière. Nullum crimen, nulla poena sine lege. Pas d’infraction sans texte de loi, pas de peine sans texte de loi. Ce principe constitue une garantie fondamentale de la liberté individuelle dans tout Etat de droit qui garanti aux citoyens la sécurité juridique en matière pénale. En droit international, le principe de légalité est juridiquement consacré. Il figure d’abord dans l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen (DDHC) : «Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas». Alors que plus spécifiquement, en matière pénale, il est consacré par l’article 8 de la DDHC qui dispose : «Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée». Les articles 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples consacrent le même principe, sous une autre forme.
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale consacre le principe de légalité dans ses articles 22 et s. En droit guinéen, le nouveau Code pénal consacre ce principe de légalité dans son Livre 1er. D’abord, l’article 3 du Code pose le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale et les articles 6 et s. consacrent l’application de la loi pénale dans le temps. Alors que l’article 5 dispose : «Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi. Nul ne peut être puni d’une peine qui n’est pas prévue par la loi». L’apport majeur de ce nouveau Code est d’avoir incorporer le crime international en droit guinéen : les crimes contre l’humanité (art. 194 et s.), le crime de génocide (art. 192 et s.), les crimes de guerre (art. 787 et s.) et les crimes d’agression (art. 796 et s.) font désormais partie du système pénal guinéen. Il s’agit d’une rupture fondamentale avec l’ancien système et d’une avancée significative dans la lutte contre l’impunité. Ce nouveau Code pénal peut-il rétroagir aux faits commis antérieurement à son édiction ? Quel est l’office du juge pénal ? En vertu du principe de légalité, le juge pénal se borne à l’application stricte de la loi pénale. Il est sous l’emprise de la nouvelle loi pénale : le Code pénal guinéen promulgué en 2016. Or, dans certaines circonstances, n’est-il pas permis au juge de se libérer de cette emprise ? Si dans le premier cas, le juge pénal est un juge obligé (I), dans le second, il est un juge libéré (II).
- L’obligation du juge pénal : l’application du principe de légalité
En vertu du principe de légalité, le juge pénal est sous l’emprise de la loi pénale. Il est soumis à l’autorité de la loi pénale. Il lui est strictement interdit tout rôle de création d’infractions et des peines applicables. Celles-ci étant prévues par la loi, le juge ne doit ni aller en deçà, ni au-delà de ce qui est légalement prévu par le législateur. Il est le garant du principe de légalité, principe qui signifie que la loi pénale ne doit pas être rétroactive, qu’elle doit être suffisamment claire et qu’elle doit être d’interprétation stricte.
Le principe de non rétroactivité de la loi pénal. Ce principe ne s’applique qu’aux lois pénales de fond plus sévères que celles préexistantes. Par « lois pénales de fond », il faut entendre « celles qui définissent une infraction ou bien qui déterminent une peine applicable à l’auteur de cette infraction » par opposition aux lois pénales de forme qui « ont pour objet de régler soit la procédure qui mène à la condamnation, soit l’exécution de cette condamnation ». (J. C. Soyer, Droit pénal et procédure pénale, Paris, 19ème éd., L.G.D.J., pp. 65 et 68). Quant aux lois pénales plus « plus sévères », il s’agit de celles qui créent une infraction pour un comportement qui, jusque-là, n’entrait pas dans le champ d’application du droit pénal, ou qui aggravent la peine qui était jusque là associée à cette infraction (O. De Frouville et A. -L. Chaumette, op.cit., p. 30). Par contre, les lois pénales plus douces rétroagissent en principe en ce sens qu’elles sont favorables à la personne poursuivie. Le nouveau Code pénal guinéen est une loi qui définit les infractions et les peines applicables. Elle crée de nouvelles incriminations qui, jusqu’ici ne rentraient pas dans le champ de la loi guinéenne : en reprenant la définition du Statut de Rome en matière de crime international, la loi guinéenne est une loi pénale plus sévère que l’ancienne loi et le Statut de Rome, en ce sens qu’elle punie de la réclusion criminelle à perpétuité les quatre types de crimes internationaux (v. respectivement les articles 192 pour le crime de génocide, 195 pour les crimes contre l’humanité, 795 pour les crimes de guerre et 799 pour les crimes d’agression). Selon l’article 30 du Code pénal guinéen, la réclusion criminelle à perpétuité résulte de la condamnation à une peine perpétuelle. Le juge ne peut prononcer une peine moins sévère comme la peine d’emprisonnement à temps, prévue aux articles 77 du Statut de Rome, 31 et 32 du Code pénal guinéen. Ce Code ne peut donc rétroagir car n’étant pas une loi pénale plus douce. Dans l’hypothèse où l’application de cette loi entre en conflit avec le Statut de Rome, quel texte sera appliqué ? A supposer même que ni la nouvelle loi pénale guinéenne ne s’applique en vertu de la non rétroactivité, ni l’ancienne loi qui n’introduisait pas les crimes de droit international, la Guinée peut-elle invoquer un « vide juridique », sachant qu’elle a ratifié le Statut de Rome de la Cour pénale internationale ? Le Statut de Rome en permettant pour le juge de prononcer une sanction moins sévère que celle prévue par la loi guinéenne, est considérée comme étant le texte le plus doux en faveur de l’accusé. Il devrait donc s’appliquer en toute logique. L’application du Statut de Rome se trouve être renforcée par le principe de supériorité des obligations internationales d’un Etat sur son droit national. Ce principe classique dans les relations internationales est affirmé par la Constitution guinéenne elle-même dans une formule héritée du droit français, en affirmant que « les traités et accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont une autorité supérieure aux lois ». Ce principe de supériorité est très ancien. Il a d’abord été pratiqué comme une coutume internationale avant d’être inscrit dans le document qui fait aujourd’hui autorité en matière de traités internationaux conclus par les Etats : la Convention de Vienne de 1969 dont l’article 27 indique clairement qu’un Etat « ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ».
Le principe de la clarté de la loi pénale. Ce principe renvoie aux principes de prévisibilité et d’accessibilité. Le premier consiste, pour le justiciable, à pouvoir anticiper les conséquences juridiques de ses actes à partir des normes existantes. La prévisibilité implique la connaissance du droit mais aussi l’accessibilité. Celui-ci suppose que le droit soit matériellement accessible pour un public informé. Autrement dit, le justiciable doit avoir la possibilité de prendre connaissance à l’avance de l’incrimination et de la peine qu’il encoure en adoptant un comportement (O. De Frouville et A. -L. Chaumette, op.cit., p. 33).
Le principe de l’interprétation restrictive. Ce principe est la traduction du principe de prévisibilité. La seule différence, c’est que la prévisibilité s’adresse au législateur alors que le principe de l’interprétation restrictive s’adresse au juge. Celui-ci ne doit pas interpréter trop librement la règle du fonds au risque de condamner sans base légale. En vertu du principe de légalité, le juge pénal a donc l’obligation d’interpréter strictement la loi pénale. Pour s’en tenir au droit guinéen, l’article 3 du Code pénal pose le principe de l’interprétation restrictive de la manière suivante : « La loi pénal est d’interprétation stricte ». Le droit français consacre la même formulation dans l’article 111-4 du Code pénal. Il en résulte qu’il (le juge) lui est interdit de l’analogie dans la définition des crimes et des peines applicables. Lorsqu’il rencontre de difficultés et en cas d’ambigüité quant aux éléments de définition de l’infraction, celle-ci doit être interprétée en faveur de l’accusé. C’est la règle dite in dubio pro reo: le doute profite à l’accusé (v. en ce sens l’article 22 du Statut de Rome de la CPI).
- La liberté du juge pénal : l’interprétation du principe de légalité
Le principe de légalité connait des exceptions. Le législateur doit apporter assez de précision dans la définition de l’infraction afin de réduire au maximum le pouvoir d’appréciation du juge. A défaut de précision du législateur, le juge fera le travail à sa place. Il peut interpréter la loi pénale et préciser une infraction. Dans ces conditions, il lui est autorisé de faire une interprétation évolutive. Cette faculté offerte au juge est prévue dans certains textes qui garantissent le principe de légalité et qui consacrent une « clause de dérogation exceptionnelle » à la règle de non rétroactivité de la loi pénale. Cette dérogation exceptionnelle s’applique en matière des crimes du droit international. Comme le prévoit l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques : « Rien dans le présent article ne s’oppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d’actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations ». Le principe de non rétroactivité n’interdit donc pas au juge de préciser les infractions et les peines applicables. Ce rôle du juge trouve un terrain d’application particulièrement fertile dans la répression des crimes internationaux, en particulier lorsque la condamnation des crimes intervient lors d’une transition vers la démocratie ou après un changement de régime (O. De Frouville et A. -L. Chaumette, op.cit., p. 32). C’est exactement le cas guinéen : la répression des crimes du 28 septembre s’inscrit dans le cadre d’une transition organisée par le Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD). Cette répression déjà en cours actuellement devant la justice guinéenne est l’une des priorités du gouvernement de transition. Ainsi, rien n’interdit aux juges en charge de cette affaire de faire une interprétation évolutive de la loi pénale guinéenne afin de préciser les infractions et les peines applicables. S’agissant de l’infraction, le juge guinéen doit faire preuve de rigueur dans la qualification sachant bien que les faits en question pourraient rentrer dans la définition de crimes contre l’humanité qui sont désormais, expressément, intégrés dans notre système juridique. Etant sous l’autorité de la loi, ils ne sont pas liés à une qualification d’une Commission d’enquête. En particulier, le juge n’est lié ni par la qualification des « crimes de droit commun » de la Commission d’enquête nationale, ni par celle des « crimes de droit international » de la Commission d’enquête internationale. Ils doivent faire une interprétation évolutive de l’infraction visée.
La définition de la notion de « crimes contre l’humanité » par le Statut de Rome a été expressément reprise par le droit guinéen : « on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes, lorsqu’il est commis dans le cadre s’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque. Le caractère généralisé renvoie au fait que l’attaque a été menée sur une grande échelle et au nombre important de victimes, alors que le caractère systématique connote l’organisation du crime. La systématicité renvoie au « système », autrement dit à un « scénario des crimes, c’est-à-dire à la répétition délibérée et régulière de comportements criminels similaires » (TPIY, Kunarac, Jugement, §§ 428-429 et arrêt, § 94). Ces deux éléments sont alternatifs et non cumulatifs.
Le principe que le crime contre l’humanité doit être commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile », doit être entendu largement. Ce principe n’exclut cependant pas, qu’un acte inhumain commis contre une seule personne pouvait « constituer un crime contre l’humanité s’il s’inscrivait dans un système ou s’exécutait selon un plan, ou s’il présentait un caractère de répétitivité qui ne laissait aucun doute sur les intentions de son auteur » (Rapport CDI,1989, p.147, § 147. v. aussi TPIY, 7 mai 1997, Tadic, §§ 644-649).
S’agissant de la peine applicable. Le droit guinéen ne consacre que la peine à perpétuité pour les crimes de droit international. Ce régime guinéen est plus sévère que celui prévu par le Statut de la CPI (v. supra). Supposons que le juge guinéen retienne le crime contre l’humanité pour les faits du 28 septembre, la question de la peine applicable se pose nécessairement : doit-il appliquer la peine sévère prévue par le droit guinéen ou sollicité le Statut de Rome pour appliquer une peine moins sévère ?
A cet égard, nous constatons une absence d’harmonisation entre la loi guinéenne et le Statut de Rome, une sorte d’incompatibilité entre les deux textes. Le législateur guinéen, qui pourtant, ayant joué un rôle important en incorporant le crime international en droit guinéen, devrait s’assurer de la compatibilité de loi guinéenne au Statut de Rome en matière d’incrimination et de la peine applicable, en étant non seulement, le plus précis possible, mais surtout le moins sévère. Cette carence du législateur pourrait être comblé par le juge en vertu de son pouvoir d’appréciation et d’interprétation.
Généralement, le principe de non rétroactivité est écarté par les juridictions pénales chargées de la répression des crimes internationaux, au motif que, même si ces crimes n’étaient pas transposés dans la loi pénale applicable territorialement au moment de leur commission, ils relevaient du droit international coutumier (O. De Frouville et A. -L. Chaumette, op.cit., p. 33).
Le juge pénal peut donc avoir un pouvoir prétorien afin de combler les lacunes du législateur. Il a l’obligation de juger même en l’absence d’une loi. Ceci en vertu de la formule éloquente du Code civil : «Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice». C’est-à-dire que le juge a non seulement le pouvoir mais aussi le devoir de déterminer la règle de droit applicable au-delà de la loi immédiatement applicable. Le juge peut s’appuyer sur les principes généraux de droit ou sur la coutume en ce sens que le principe de non rétroactivité ne lui interdit pas de préciser les éléments constitutifs d’une infraction et la peine applicable. Comme le souligne le TPIY en ces termes : « en conséquence, il n’y a pas violation du principe nullum crimen sine lege.
Ce principe n’empêche pas un tribunal, qu’il soit national ou international, de trancher une question à travers un processus d’interprétation et de clarification des éléments constitutifs d’un crime donné » (TPIY, 24 mars 2000, arrêt Aleksovski, § 127).
Dans un autre jugement, le tribunal observe que « le principe de légalité n’empêche pas un tribunal (…) d’élaborer progressivement le droit applicable » (TPIY, 29 novembre 2002, Mitar Vasiljevic, § 196).